On entre au Resto des Chênes comme si on revenait de l’école. C’est la bouffe de notre gardienne, notre maman qui nous accueille. Annie Boissonneault lance un « Salut Bé, comment ça va ? » bien senti. La première fois, cette proximité m’avait choqué, je ne m’étais jamais fait recevoir de même dans un bar ou une autre place. Aujourd’hui, je serais inquiet si elle prenait ma présence autrement.
Nous sommes vendredi, le resto est plein. Ça fait un an que je dis à Annie que je vais venir faire mon « reportage » (comme elle l’appelle), mais je comprends rapidement que ce midi, ce ne sera pas possible. Qu’à cela ne tienne ! Je prendrai les plats en photo lorsqu’ils passeront, tels des mannequins défilant sur un podium.
Annie, qui n’a pas eu le temps de transcrire le menu sur le tableau ce matin, me garroche les choix de soupes d’une envolée presque poétique :
- Aujourd’hui, Bé, j’ai soupe au poulet ! Minestrone ! Crème de légumes ! Soupe aux pois !
Je l’entendrai répéter le choix de soupes très souvent en s’enfargeant la langue entre les clients, mais toujours en prenant le temps de blaguer et s’amuser. Annie est partout sur le plancher, elle entretient une bonne humeur contagieuse dans le restaurant. Elle lance des jokes que je comprends pas tout le temps, comme lors des soupers que je passais en dessous de la table de mes grands-parents.
Mes oncles Magnymontois éclataient de rire tout le temps autour d’une pizza de la Rive, sans que je comprenne trop pourquoi, ce qui les amusait davantage. C’était avant de me tendre une gorgée de O’Keefe pour voir ma face se crisper d’horreur. Ne vous y méprenez pas, deux fois seulement m’ont-ils tendu la bouteille maléfique, mais vous souvenez-vous du goût amer d’une O’Keefe ou d’une Laurentide tablette de mononcle ? Un coup épouvantable à faire à un enfant.
Est-ce que ce serait toujours admissible de nos jours ? Est-ce que les enfants marchent toujours pour se rendre à l’école ?
Apologie d’une époque
Le bon temps semble avoir tuffé plus longtemps ici. Le temps où c’était pas compliqué, le temps où Facebook et Twitter n’existaient pas. Au Resto des Chênes, rewind ton VHS au temps du laissez-passer du FEQ à 20 $, quand les Nordiques jouaient au Colisée et que le patinodrôme existait encore. Y’a une télé au canal 6 en permanence sur le frigidaire à Molson Dry. C’était avant Instagram, avant qu’il y ait des bars à champagne à côté des soupes populaires. C’était avant que Sébastien Benoît devienne foodie ou que les blogueurs fassent des entrecoupés dans leur texte du genre :
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Y’a quelque chose qu’on a perdu au fil du temps, on dirait. L’humanité d’un restaurant normal où les clients se parlent fort et sans gêne. Ce n’est pas un bistro où la musique enterre ceux qui regardent leur cellulaires pour voir s’il y a de la vie ailleurs. Je parle du moment présent, de couverts normaux et d’un bon repas qui te tombe dans le fond du canayen et t’aide à terminer la journée. Depuis deux ans, je recherche ces endroits-là, le besoin de retrouver l’époque où on se cassait pas la tête. Je fréquente les vieilles tavernes par romantisme, pour avoir la paix, et commander une grosse Labatt 50 pis un tortillon trop salé. Resto des Chênes, c’est pas une taverne, mais une place d’où l’on s’extirpe de notre époque de m’as-tu-vu pour retomber sur terre. Le genre de refuge qui se fait rare.
De la blanquette aux œufs
Y’avait aussi au menu de la pizza spaghetti et du pâté au saumon, mais pas de ragoût de boulettes. Le ragoût de boulettes est souvent en voie d’extinction parce que trop populaire. Annie avait mis du pâté au saumon en dessous de ma blanquette aux œufs, une surprise fort plaisante. Imaginez un pâté au saumon maison englouti sous une sauce à vol-au-vent… À côté de ça, des patates pilées et des navets bouillis.
Ça fait combien de temps que t’as mangé des navets bouillis ? Quand t’en manges depuis longtemps, on dirait que tes papilles t’attachent le souvenir d’un dîner chez ta grand-mère. Quand t’avais joué au drapeau toute la matinée sur son grand terrain boisé (qui doit valoir un demi-million asteure) avec tes cousines. Pis là ton cerveau ouvre le vieux tiroir des navets bouillis pis crie : « Crisse oui ! » Chaque cerveau crie différemment, le tien serait-il moins vulgaire ?
J’ai dit à Annie, je reviendrai mardi pour jaser parce tu es trop dans le jus
Annie m’accueille avec ses yeux bleus brillants.
– Ça fait combien de temps vous êtes ouverts ?
Ça va faire 11 ans le 1er avril. Sa mère n’arrive pas à y croire. Annie lui rappelle : « Ben oui ! Tu te rappelles l’année passée, 2005 ? On avait ri avec ça !? »
Lorsqu’elle a ouvert à Place des Chênes, il n’y avait pas beaucoup de magasins. Elle a fait entrer des commerces dans le centre d’achat, l’esthéticienne, la fameuse Boutique Bizarre, etc…
Elle cherche à vendre son restaurant depuis deux ans, mais n’a pas encore trouvé preneur. Elle est un peu fatiguée de commencer à 3 h du matin, telle une animatrice de radio trop populaire. Elle me parle avec nostalgie du marché aux puces Chez Dan où elle travaillait dans Vanier, avant la Fruiterie 440. Elle s’ennuie de la vente. « Des fois y’a des clients qui viennent ici et me reconnaissent de l’époque de chez Dan. »
Madame Boissonneault espère vendre son restaurant bientôt. Je lui disais que certains clients devaient manigancer par en arrière pour ne pas que ça se concrétise. Son départ va laisser un gros vide à Place des Chênes.
Mon repas a coûté 10 $ avec le pourboire. Si vous cherchez un bon dîner québécois abordable et authentique, c’est au Resto des Chênes que ça se passe. Essayez-le avant qu’Annie et son équipe s’en aillent picoter du monde ailleurs, les pieds sur terre, avec talent, bonne humeur, pâté au saumon et humanité.
Resto des Chênes
141, rue des Chênes Ouest
418 622-8863
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